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Les problèmes de santé mentale affectent davantage les personnes avec insuffisance de revenus que les personnes qui ont le nécessaire, peu importe leur degré de richesse. Cette conclusion a été démontrée dans les multiples enquêtes de Santé Québec auprès des adultes, au niveau canadien, et dans de nombreuses études internationales (Caron et al., 2004 ; Muntaner et al., 2004 ; Lorant et al., 2003 ; Caron et al., 2002a ; Aber et al., 2000 ; Légaré et al., 1998 ; McLoyd et Wilson, 1994 ; Mc Leod et Shanahan, 1993 ; Dore, 1993). La relation entre pauvreté et santé mentale est cependant complexe. De plus en plus, on emploie l’expression inégalités sociales au lieu de pauvreté pour rendre compte des tensions sociales inhérentes à l’injustice d’un système. On doit de plus tenir compte du fait qu’il y a des personnes qui ne font qu’un passage dans la pauvreté (perte d’un emploi, problème de santé ou malchance quelconque) et que d’autres y vivent de façon chronique.

Pauvreté et santé mentale ne sont tout de même pas des termes synonymes et il est utile de rappeler que la majorité des gens pauvres présentent un indice de santé mentale acceptable (Caron, et al., 2002b ; Légaré et al., 1998). Les facteurs de risque associés sont nombreux et souvent présents chez les mêmes personnes. Les mieux connus, outre le revenu insuffisant, sont l’absence d’emploi, le handicap physique, l’insécurité alimentaire, l’analphabétisme et la captivité au foyer. La pauvreté s’étend également à des populations disparates comme les jeunes exclus du système scolaire, les immigrants récents, les mères monoparentales et les sans domicile fixe.

Selon l’hypothèse de la fragilité sociale (Fortin, 1989), les conditions de vie propres aux populations de milieux socio-économiques défavorisés engendrent davantage de stress, favorisant l’apparition d’une symptomatologie psychiatrique. Le stress permanent, engendré par la tentative de combler les besoins biologiques de base (alimentation, abri, etc.), et le stress produit par le constat de l’écart entre les ressources disponibles et les ressources présentées comme indispensables selon le modèle culturel de bien-être des sociétés industrielles, sont d’emblée beaucoup plus importants pour les populations pauvres.

Des études démontrent également que les populations pauvres subissent plus fréquemment des événements de vie générateurs de stress (mort d’un proche, accidents, maladie, divorce, perte d’emploi) que les populations mieux nanties (Fortin, 1989 ; Brunelle et Tremblay, 1988 ; Brown et Harris, 1978 ; Dohrenwend et Dohrenwend, 1981, 1978, 1969). Selon Lemyre (1989), les conditions de pauvreté constituent un terrain fertile, générateur de conditions de vie difficiles et persistantes, sur lesquelles viennent se greffer des événements de vie plus fréquents, plus importants et perçus de façon plus négative.

La relation entre les problèmes de santé mentale et le manque de soutien social est elle aussi bien établie (Cohen et al., 2001 ; Caron et al., 1998 ; Cutrona et Russel, 1990 ; Brown et al., 1987 ; Andrews et al., 1978 ; Caplan et Killilea, 1976 ; Dohrenwend et Dohrenwend, 1974). Il ressort que le manque de soutien en temps de crise est un important facteur de prédiction d’un épisode de trouble mental. Or de nombreuses recherches signalent, chez les populations à faible revenu, une carence dans le soutien social disponible (Caron et al., 1998 ; Bouchard, 1989 ; Fortin, 1989 ; Ouellet, 1988 ; Bouchard et al., 1987 ; Brennan, 1982 ; Brown et Harris, 1978).

Cutrona et Russel (1990) ont élaboré un modèle théorique proposant la présence d’un accouplement optimal entre les événements stressants et les besoins de types de soutien spécifiques. Selon ce modèle, la capacité d’exercer un contrôle sur les événements serait un facteur important dans la satisfaction des besoins de soutien social. Chez les populations défavorisées, plusieurs événements sont liés directement ou indirectement au domaine financier, ce qui en limite le contrôle. Si les pertes sont d’un autre ordre, l’absence de revenus limite considérablement le contrôle et la gestion des événements. Mais le support social peut équilibrer le manque d’argent. Plusieurs études provenant de populations défavorisées rapportent en effet que la présence de soutiens spécifiques dans leur réseau social, tels que le soutien émotif, l’aide matérielle, et dans une moindre mesure le soutien de valorisation personnelle et l’intégration sociale, permettrait à ces populations une meilleure adaptation (Caron et al., 1998 ; Bolton et Oatley, 1987 ; Ullah et al., 1985 ; Kessler et Essex, 1982).

Un programme de recherche amorcé par Caron et ses collaborateurs (2002b), dans deux quartiers défavorisés du sud-ouest de Montréal, visait à mieux comprendre les relations entre le soutien social et la santé mentale des populations pauvres et ce, par des méthodes quantitatives et qualitatives. Les premiers résultats de ce programme de recherche confirment la plus grande vulnérabilité aux problèmes de santé mentale des personnes à faible revenu de ces deux quartiers défavorisés. La moitié des prestataires de la sécurité du revenu présente en effet un niveau de détresse psychologique élevé. Ce taux est plus du double celui de la population québécoise et de 56 % plus élevé que celui de la population de ces mêmes quartiers. En ce qui concerne le soutien, les personnes sans détresse, indépendamment de leur niveau économique, rapportent une plus grande disponibilité de soutien social que les personnes en détresse. Elles perçoivent également plus de soutien sur les cinq composantes de ce concept, soit : le soutien émotif, l’aide tangible et matérielle, la réassurance de sa valeur, l’intégration sociale et l’orientation en période de stress. Par ailleurs, le soutien émotif et la présence de personnes nuisibles expliquent à elles seules plus des trois quarts des 20 % de la variance de la détresse. Bien que les personnes plus jeunes, les personnes en insécurité alimentaire et celles ayant de moins bonnes capacités de calcul rapportent un niveau plus élevé de détresse, la contribution de ces variables est plutôt marginale en comparaison de celle associée au soutien social.

Le présent article contient les résultats des analyses qualitatives. La première partie porte sur les conditions de réalisation du soutien social. La seconde porte sur l’impact d’un événement ou d’une difficulté de vie sur les interactions avec le réseau de soutien.

Méthodologie

Échantillon

Cet échantillon est construit à partir d’une enquête auprès de 527 personnes dans le quartier sud-ouest de Montréal qui comprend les quartiers St-Henri et Pointe-Saint-Charles. Nous avons retenu les personnes qui acceptaient de collaborer à une deuxième rencontre si elles avaient vécu un événement ou une difficulté de vie majeure au cours des douze derniers mois. L’échantillon final se compose de 82 personnes ; le groupe sécurité du revenu comprend 35 prestataires avec détresse (SRD) et 26 sans détresse (SRSD), et le groupe non prestataire de la population comprend 9 répondants avec détresse (PD) et 12 sans détresse (PSD).

Les quatre groupes sont comparables en rapport avec la moyenne d’âge (45 ans), de la scolarité (11 ans) et les femmes sont en surnombre par rapport aux hommes (57 % vs 43 %). Les prestataires sont moins souvent mariés ou en union libre et comptent plus de familles monoparentales (32 % vs 5 %). Plus de la moitié rapporte aussi provenir d’une famille pauvre. Les non-prestataires travaillent à temps plein dans une proportion de 83 % et ont un revenu modeste dans l’ensemble, soit entre $1,000 et $2,800 par mois pour les trois quarts d’entre eux.

Instruments

La détresse psychologique est mesurée avec l’Indice de détresse psychologique — Enquête Santé Québec (IDPESQ). Cet instrument est une adaptation du Psychiatric Symptom Index (PSI) de Ilfeld (1976). Les critères pour définir la détresse psychologique élevée sont les mêmes que ceux de l’enquête Santé Québec (Boyer et al., 1993).

Les événements et difficultés de vie ont été identifiés en utilisant une version abrégée du Life Events and Difficulties Schedule (LEDS) (Brown et Harris, 1978). Seules les situations graves ont été retenues sauf les épisodes de santé mentale rapportés comme événement. Un questionnaire sur l’actualisation du soutien social inclut diverses composantes du soutien social autour de la situation vécue au cours de la dernière année.

Procédure

Les personnes sont contactées par téléphone afin de prendre rendez-vous. Sur place, on les informe des objectifs et de la nature de l’entrevue et on les invite à signer un formulaire de consentement. Les entrevues, d’une durée moyenne de 90 minutes, sont enregistrées avec l’accord des répondants. La cueillette des données a été effectuée par deux interviewers, une psychologue et une personne avec baccalauréat en sciences humaines formée aux techniques d’entrevue.

Résultats

Partie I : processus d’actualisation du soutien

Cette section présente les principales observations qui différencient les groupes et qui peuvent éventuellement éclairer la question suivante : les gens qui sont pauvres et dans la détresse, présentent-ils des caractéristiques dans le processus d’aide suite à une situation difficile pouvant expliquer leur moins bon état de santé mentale ?

Fait important, il n’y a pas de différence au départ quant à l’étendue du réseau qui compte sept personnes en moyenne. Cependant, la population non prestataire va plus souvent chercher son soutien auprès de la famille immédiate qu’auprès d’autres types de personnes (P : 65 % ; SR : 35 %). Pour tous les groupes, le soutien émotif est perçu comme la forme de soutien dont les personnes ont eu « le plus besoin » (62 %) et comme « le plus aidant » (62 %) pour affronter les événements critiques, suivi de l’aide tangible et matérielle (18 % ; 21 %). La population non prestataire reçoit plus de soutien émotif de sa famille que le groupe prestataire (P : 54 % ; SR : 41 %). Il est aussi à noter que les personnes en détresse reçoivent proportionnellement plus d’aide de leurs parents (D : 20 % ; SD : 7 %).

Les conflits avec le réseau lors d’une crise ou le fait que des membres du réseau intime soit source de problèmes sont fréquents dans cet échantillon. Les trois quarts du groupe SRD et la moitié du groupe PD rapportent avoir à confronter des personnes nuisibles de leur entourage. Pour le groupe SRD, ce sont les membres de la famille (41 %) et les voisins (24 %) qui sont les sources de nuisance. L’abandon ou le fait de laisser tomber la personne en crise est un autre facteur important qui empêche de surmonter une difficulté. L’abandon en cours de soutien s’est produit plus fréquemment dans les groupes avec détresse que dans les groupes sans détresse (D : 64 % ; SD : 36 %). À cet effet, le groupe SRD rapporte surtout (33 %) un manque de confiance de l’autre à son propre égard alors que le groupe PD évoque surtout l’incapacité de l’autre à aider (42 %).

Partie II : caractéristiques de la crise et soutien social

Ce second volet analyse les éléments circonstanciels des crises et identifie les caractéristiques liées à la crise elle-même qui peuvent influencer de façon négative le processus éventuel d’actualisation du soutien. Le tableau 1 résume ces résultats.

Tableau 1

Caractéristiques des événements et des difficultés : prestataires de la sécurité du revenu (SR) et population non prestataire (P) avec (D) ou sans détresse (SD) (N entre parenthèses)

Caractéristiques des événements et des difficultés : prestataires de la sécurité du revenu (SR) et population non prestataire (P) avec (D) ou sans détresse (SD) (N entre parenthèses)

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Réputation

La première des deux caractéristiques qui distingue le plus le groupe SRD des trois autres groupes est l’atteinte à leur réputation auprès de la population du quartier ou auprès de leur famille. Elle est présente chez plus du tiers de ce premier groupe. La personne est en partie à la source de cette perte de son image publique suite à un geste transgressif, mais parfois elle est coupable d’association avec une personne délinquante. Voici un résumé des exemples rapportés.

Deux cas subissent le jugement sévère de leur famille suite au fait qu’elles aient rompu parce qu’elles cohabitaient avec un conjoint délinquant notoire. Deux personnes sont persécutées, un homme par son ex-conjointe qui l’accuse publiquement après leur séparation de l’avoir battue, un autre par un ami parce que lui-même a blessé grièvement un copain. Une femme est accusée d’être lesbienne à l’école de ses enfants parce qu’elle emménage avec son nouveau copain et l’ex de celui-ci. Deux hommes sont sujets à des poursuites pour abus sexuel et l’un des deux fait l’objet d’un article dans les journaux. Un autre homme laisse son jeune enfant de sept ans dont il a la garde pour quelques jours et celui-ci fait une crise sur la rue. Enfin, une femme ayant perdu un garçon retrouvé mort dans des circonstances non résolues et dont la fille est en fugue est l’objet d’un sermon en ondes de la part d’un animateur de radio malveillant.

Isolement

L’isolement social est soit la conséquence d’un événement vécu en cours d’année, soit un état permanent de la personne en état de détresse suite à une difficulté majeure. Plus de 54 % des personnes du groupe SR avec détresse mais seulement 8 % de celles des autres groupes vivent un isolement marqué. Néanmoins les circonstances reliées à l’isolement sont très variées. Trois situations impliquent des hommes venant de cesser leur consommation et qui se retrouvent en bris avec leur réseau de copains. Trois personnes souffrent de problèmes neurologiques sérieux qui limitent leur vie sociale et deux de ces problèmes sont la conséquence de consommation abusive de drogues et d’alcool dans le passé. Trois hommes décrivent des problèmes d’agressivité envers leur entourage entraînant leur rejet par les proches et deux de ceux-ci sont sur une liste noire d’employeurs. Deux femmes et un homme sont très seuls parce que leur réseau intime est inexistant, soit suite à la perte récente de la seule confidente ou de la non disponibilité d’un ami. Trois femmes sont en grande partie confinées au foyer à cause soit d’un enfant avec problème psychiatrique qui requiert beaucoup d’attention, soit d’un mari alcoolique et jaloux. Enfin, un immigrant africain récent est sans travail et en conflit avec ses soeurs.

Menace

La menace à son intégrité physique de la part d’une personne du réseau intime est à la fois une source de stress et elle traduit une carence importante dans le système de support. La situation est également un motif d’inquiétude pour l’entourage. Cette catégorie est peu fréquente et ne distingue pas les quatre groupes. Voici le résumé des situations dans le groupe SRD. Deux femmes sont l’objet de menaces de la part d’un ex-conjoint : l’un est membre d’un groupe notoire de motards criminels et il termine une courte peine en prison, l’autre a perdu la garde de son fils et il vient rôder autour de la maison pendant la nuit. D’autre part, une mère craint que son fils qui souffre de schizophrénie ne l’attaque sous l’effet de la mescaline. Enfin, un homme victime d’un traumatisme crânien suite à un assaut de la part d’un ami, voit ce même ami menacer sa conjointe et sa belle-mère.

Trahison/refus d’un droit légitime

Sept situations dans le groupe SRD incluent une trahison de la part d’un proche ou le refus à un droit fondamental mais aucune situation de ce type n’est observée dans les groupes de la population.

Pour le groupe SRD, les récits abrégés sont les suivants. Une dame est empêchée par la belle-famille d’avoir accès à son frère avant sa mort sous prétexte qu’il n’est pas gravement malade. L’homme victime d’un traumatisme crânien plus haut a reçu le coup d’un ami proche. Dans un autre cas, deux voisines amies se querellent de belle façon après que la fille de l’une soit tombée enceinte avec le garçon de l’autre. Le dernier cas est celui du père négligent mis en accusation par son fils aîné de 17 ans.

Alcool et drogues

La consommation abusive d’alcool et de drogues est directement ou indirectement reliée avec les difficultés de 42 % du groupe SRD (12/28) alors que ce n’est le cas que pour 8 % des trois autres groupes. L’implication de la consommation est très différente selon les individus. Certaines personnes vivent avec les conséquences d’actions posées sous l’influence de l’intoxication, d’autres ont à vivre avec un consommateur qui leur cause des problèmes. Le groupe le plus important est composé de ceux qui ont à subir les conséquences de leur consommation abusive antérieure, soit à cause de leur réseau restreint ou de problèmes neurologiques.

Les bénéficiaires de sécurité du revenu sans détresse

Le groupe SRSD, malgré l’expérience de problèmes sérieux, rapporte des événements ou difficultés qui ont rarement une incidence sur leur soutien social. Ainsi, on ne note qu’un seul exemple d’atteinte à la réputation, deux cas de personnes isolées et deux cas de trahison où le support attendu n’est pas venu.

Nous notons par contre un peu plus de décès, soit six, que dans le groupe SRD qui en compte trois. Les problèmes de santé graves touchant la personne elle-même ou une personne dont elle a à prendre soin sont également plus fréquents dans le groupe sans détresse.

Discussion

Les résultats de la partie sur le processus d’actualisation viennent confirmer à nouveau que le soutien émotif est déterminant pour la santé mentale et qu’il est perçu comme le plus aidant. Le manque de ce type de soutien est aussi rapporté par le tiers des répondants, particulièrement chez les groupes en détresse. Encore une fois, le soutien émotif constitue l’élément de base pour affronter le stress tel que prédit par la théorie de l’accouplement optimal (Cutrona et Russell, 1990). Le soutien émotif est d’ailleurs la dimension la plus souvent identifiée par les recherches comme un élément atténuateur de stress (Wills et Shinar, 2000). À noter en particulier que le soutien en général, et particulièrement le soutien émotif de la famille, est plus présent dans la population non prestataire que chez les prestataires de la sécurité du revenu. De même, les gens en détresse ont davantage tendance à se retourner vers leurs parents que les gens sans détresse. À cet égard, il y a un handicap provenant de la famille d’origine dans le groupe prestataire. Une analyse secondaire permet en effet de faire remonter à l’enfance la source de ces différences. Plus de 90 % de la population non prestataire du quartier a vécu son enfance (0-18 ans) avec les deux parents biologiques comparativement à 64 % seulement chez les prestataires.

Le besoin d’aide tangible et matérielle est également apparu très important pour les personnes pauvres et en détresse, et il est considéré comme la seconde forme de soutien ayant le plus contribué à gérer la période de crise. Encore une fois, cette constatation est cohérente avec la prédiction de la théorie de l’accouplement optimal (Cutrona et Russel, 1990) qui postule que les individus faisant face à une perte ont besoin d’un soutien dans le domaine de cette perte.

Les personnes en détresse se sont vues plus fréquemment refuser du soutien ou ont été abandonnées plus fréquemment en cours de soutien. Ce phénomène a été désigné par Brown et Harris (1978) sous le terme « let down ». La personne, déjà fragilisée par un stress, subit une épreuve additionnelle suite à l’abandon ou au refus de soutien en période de crise. Ce nouvel événement est vécu comme une trahison qui s’accompagne de sentiments de tristesse, de colère, de désespoir et d’une perte d’estime personnelle.

De plus, ces individus ont davantage de personnes nuisibles dans leur entourage ou de conflits interpersonnels. De nombreuses études rapportent les effets dommageables des interactions négatives avec des personnes du réseau social sur la santé mentale (Shultz et al., 1997 ; Coyne et Smith, 1991 ; Abbey et al., 1985). Certaines études montrent d’ailleurs que la présence de relations conflictuelles constitue un prédicteur plus puissant de la détresse que le soutien social (Caron et al., 1998 ; Pagel et al., 1987 ; Rook, 1984 ; Fiore et al., 1983).

Les bénéficiaires de la sécurité de revenu qui vivent une grande détresse se distinguent des trois autres groupes par la nature des situations qu’ils ou elles ont vécues en cours d’année. Même si les quatre groupes sont construits uniquement à partir de répondants ayant vécu des événements et des difficultés graves, la nature des malheurs est différente et elle est surtout différente parce que ces malheurs soit atteignent le premier groupe dans une situation d’isolement, soit parce qu’ils sont reliés au bris d’un lien de confiance. Ainsi, des 28 personnes du groupe SRD, les trois quarts (21) soit se retrouvent isolées, soit vivent une atteinte à leur réputation au sein de leur famille étendue ou au niveau du quartier, soit reçoivent une menace d’un proche. Des 36 personnes composant les trois autres groupes, seulement 16 % (6/36) vivent une expérience similaire. Ces derniers rapportent relativement plus souvent une perte par décès ou un événement relié à la santé.

L’atteinte à la réputation au sein de la famille ou du quartier est le résultat le plus inattendu. Cette situation entraîne, en plus d’une grande souffrance psychique, l’exclusion sociale de la part de la famille ou des résidents du quartier. Il ressort que ces situations sont reliées avec la consommation de drogues et d’alcool soit par la personne elle-même ou par une autre personne avec laquelle elle vit (7/10). Compte tenu que ces personnes ne peuvent tirer profit d’une source de satisfaction provenant d’un milieu de travail et qu’elles n’ont pas les moyens financiers pour recommencer leur vie dans un autre environnement social, l’atteinte à leur réputation leur cause un tort irréparable qui risque de rendre la détresse chronique. Deux des hommes en cause se sont vus refuser des soins psychiatriques, dont l’un visiblement à cause d’un comportement aberrant puisqu’il avait à son propre dire tenté de séduire la secrétaire. Toutes ces personnes qui finissent par provoquer leur propre rejet se rangent probablement parmi celles dont les carences affectives sont les plus prononcées.

L’isolement ou l’incapacité de faire confiance à son entourage touche plus de la moitié du groupe avec insuffisance de revenu en détresse. Tel que rapporté, les trajectoires qui mènent à cette solitude empruntent des formes multiples. Il y a des gens en captivité dans l’espace domestique, des hommes privés de leur cercle social après avoir cessé de boire, des handicapés, particulièrement sur le plan neurologique, et des gens qui font fuir les proches autour d’eux ou qui les ont brûlés. Enfin, il y a ceux et celles qui viennent de perdre leur seul véritable appui dans la vie.

Pistes d’intervention

Comme plusieurs prestataires en détresse souffrent d’un handicap mental ou physique, l’ouverture du marché de l’emploi ne va pas nécessairement régler leurs problèmes. Les interventions reposant sur le soutien social sont perçues comme des solutions plus immédiates et moins coûteuses. Mais que faire avec des personnes qui sont très isolées, qui vivent des conflits majeurs et qui n’ont pas toujours les ressources personnelles qui permettent de développer une résilience ? Ces personnes n’ont souvent que leur mère ou leur père ou un membre de leur fratrie pour les appuyer. Et les membres de ce réseau sont souvent brûlés. Il y aurait par exemple des groupes d’entraide qui pourraient se développer autour des groupes d’aide alimentaire. Mais comme les problèmes sont parfois très complexes, atteignent la réputation sociale ou confinent les gens à leur logement (santé, enfant mésadapté), les groupes d’entraide ne peuvent pas faire de miracles. Une solution serait de rendre certaines formes de loisirs accessibles à ces personnes en les couplant à un service de garde d’enfant ou à du transport adapté pour les gens en mauvaise santé. Il peut exister aussi de nombreuses ressources dans un quartier mais sans que celles-ci puissent être suffisamment exploitées.

Notre visite à domicile a permis d’entrer dans la vie intime de ces personnes en grande détresse. Nous y avons rencontré des tensions importantes au niveau du réseau. Beaucoup de ces personnes ne viendraient pas spontanément demander de l’aide et leurs souffrances demeurent privées. Idéalement, il pourrait y avoir visite à domicile des personnes vulnérables de la part d’un professionnel. Or, les ressources actuelles ne suffisent pas à répondre aux besoins des cas signalés à la protection jeunesse et encore moins aux types de situations néanmoins graves et désespérées rencontrées dans cette étude. De plus, il faut rappeler que 20 % des assistés sociaux se sont vu refuser de l’aide de la part des professionnels. L’une des solutions pourrait être la visite à domicile de la part d’un ou d’une bénévole qui agirait comme parrain ou marraine en autant que ces personnes puissent être reliées aux services de psychiatrie et de services sociaux pour faire face rapidement aux crises. La disponibilité de personnes formées à la médiation de conflits pourrait aussi être bénéfique. Mais les intervenants doivent avoir une très bonne compétence pour ne pas aggraver les problèmes.